05 Nov

Rouge

Publié par Franck

Ouagadougou - Novembre 2020

J’aime m’inventer des règles, aussi idiotes fussent-elles. J’aime aussi les tester pour les vérifier, pour les confronter à la réalité. Et je souris toujours tout seul, quand je réalise qu’elles ne marchent pas. Alors je m’amuse à les modifier pour qu’elles fonctionnent à nouveau. Que voulez-vous, quand on s’ennuie beaucoup, il faut bien s’occuper. Voilà l’histoire d’une de mes règles.

S'agissant de l'imaginaire que nous avons des choses, il y a un domaine qui m'a toujours un peu fasciné. C'est celui de l'imaginaire géographique. La conception que l'on se fait des lieux, des pays, des villes, quand on y a jamais été. Quelles sont les sources de cet imaginaire ? Probablement diverses, mais en y réfléchissant, c'est dans le domaine de l'enfance qu'il faut certainement aller creuser. À l'école, et même plus précisément en cours de géographie.
Il y a d'autres influences qui façonnent notre imaginaire: la politique, la famille apportent elles aussi leur lot de distorsions et d'impressions. Mais l'apprentissage en cours de géographie, en tous cas pour ma part, des capitales et des pays du monde, ont largement contribué à me forger un imaginaire puissant.

Dans les années 80, et peu avant l'effondrement du bloc soviétique, mon père était parti à Moscou et m'avait ramené un 33T des chœurs de l'armée rouge. J'ai été fortement impressionné par la puissance de cette musique et j'ai gardé depuis toujours cette fascination pour Moscou. Jusqu'à y aller la première fois en 2010 et à plusieurs reprises pendant six ans. J'y ai confirmé toutes les impressions que j'avais emmagasiné pendant des années. Puissance, âme russe, drames nationaux, obscurité, douleur.

Je crois que les sonorités des noms de pays, des villes et des lieux ont une puissance forte sur l'imaginaire. Pour ma part, je suis en train de me rendre compte que le son « ou » dans les noms de pays ou de ville provoque systématiquement chez moi la vision de la couleur rouge, ou rouge orangé.

Les noms longs également sont plus évocateurs. Comme si une seule syllabe ne suffisait pas à rendre un lieu intéressant. Pour faire l’essai, essayez de dire « J’ai passé le week-end à Niort ». Ressayez, en disant « J’ai passé le week-end à Knokke-le-Zout ». Taisez-vous, ça marche.

J’ai donc établi cette règle indiscutable dans mon cheptel de règles personnelles : les villes ou pays qui contiennent un « ou », et qui de surcroit qui ont plusieurs syllabes sont fascinantes et ont un rapport de près ou de loin avec le rouge.

Bon, vous allez me dire qu’associer Moscou au rouge n'est pas une prouesse intellectuelle de haut vol. Je le concède. C’est plus compliqué avec Vancouver, mais je suis sur qu’on peut trouver un rapport avec le rouge si l’on cherche bien.

En partant de cette règle autoproclamée, je suis donc fasciné par Moscou, Vancouver, Knokke-le-Zout, l’Ouzbékistan, Rangoon, le Bouthan et bien d’autres.

Sauf Nogent-le-Rotrou. Toute règle a ses exceptions.

C’est donc avec une excitation poussée à l’extrême que j’ai atterri à Ouagadougou. Une orgie fantasmatique pour ma théorie, farcie de « ou » et imprononçable y compris par le commandant de bord qui nous a gratifié d’un « Bienvenue à Ouagagoudou » soit sans le faire exprès, soit pour passer un message subliminal au lobby.

Pourvu qu’elle soit rouge, me disais-je au fond de moi. Le problème est que je suis arrivé de nuit. Il fallait donc attendre. Je guettais le rouge. Je rougissais dans ma tête le moindre des reflets.

Et puis, un grand soulagement. Au réveil, depuis la fenêtre de la chambre d’hôtel, j’ai vu la ville avec son ambiance de terre rouge brique et son ciel poussiéreux orangé. Comme quoi, ma règle marche, ne vous en déplaise.

Vivement Tombouctou.