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Des images, des voyages et des pensées 🛫💡🛬

12 Sep

Les détails

Publié par Franck

En arrivant à Brazzaville, et certainement par manque de culture, je n'avais pas conscience que les deux Congo se toisaient par fleuve interposés. Kinshasa, la capitale de la République Démocratique du Congo, regarde paisiblement sa petite soeur Brazzaville, capitale du Congo (dit Congo-Brazzaville, pour plus de clarté) de l'autre côté du fleuve Congo. Quand j'ai atterri à Brazza, et que je me suis rendu compte de mon inculture, en regardant Kinshasa depuis ma chambre d'hôtel, je me suis dit que ce détail m'avait échappé. 

Et puis je l’ai dit.

Brazzaville, septembre 2021. Plus rien ne sera comme avant. 

« Il faut qu’on rentre un peu dans les détails ». 

L’angoisse. 

J’ai remarqué un truc avec l’arrêt des réunions en présentiel et l’avènement des « visios » : nous avons petit à petit remplacé les pertes de temps reunionesques qui consistaient essentiellement et systématiquement  faire dériver l’objet d'une réunion en discussion de café du commerce (forme de : « viens on parle de trucs plus marrants ») en ce que j’appellerais des « detaillites », maladie consistant à vouloir prolonger les « visios » en «  rentrant dans les détails ». Oui parce que la distance qu’induit une « visio » fait que le langage corporel, les regards par écran interposé, ne permettent plus de divaguer juste par plaisir. Alors maintenant, quand on sent que la « visio » va être écourtée, pour cause de « on s’est tout dit », il y en a toujours un(e) qui dit « sur ce point, il va quand même falloir qu’on rentre un peu dans les détails ». 

Alors autant l’avouer tout de suite : je suis détaillophobe. Les détails m’emmerdent. Tous les détails. Tout le temps. Quel que soit le détail. Et dans tous les domaines. 

Florilège. 

« Tu vas quand même pas sortir habillé comme ça ? ». Mon mari, détaillophile, voire détaillofan. Moi : « bah y’a quoi? ». « Non mais sérieux, c’est un mariage, tu vas quand même pas mettre ce jean dégueulasse ». Je connais quelques personnes qui liront ce texte en se poilant à propos de mes “pouilles”, pour lesquelles j’ai un amour démesuré. Ce sont des sortes de bouts de tissus trop grands, confortables et généralement offerts, de marques de sport connues qui, grâce au Covid, représentent désormais 95% de ma garde-robe. Une amie m’a un jour humilié en me forçant à jeter une pouille de 10 ans qu’elle ne supportait plus de voir. Mais finalement, pour ceux qui me connaissent, l’habillement est pour moi un détail, une écorce inutile. 

Dans le même registre, souvent les gens qui n’aiment pas mes peintures trouvent qu’il n’y a pas assez de détails, que c’est trop brut, dont, toujours, mon bonhomme. Je suis un amoureux des grandes lignes, des grands principes, des idées brutes. J’adore l’idée d’un tableau qui ne fait pas « fini ». Ça laisse la place à l’imagination. La  perfection m’angoisse autant que les détails. Et les perfectionnistes m’angoissent encore plus. Mais ils sont partout, à vous guetter, à traquer la moindre de vos imperfections, et ils repassent derrière vous. Ils vous déplacent les virgules, vous disent que votre liste n’est pas exhaustive, vous disent « non c’est bien, mais il faudra approfondir un peu ». Approfondir un truc qu’on a déjà compris, à quoi bon ? Si on a compris quelque chose dans les grandes lignes, à quoi ça sert de faire une thèse ? D’ailleurs les gens qui font des thèses représentent pour moi l’antechrist (auquel je ne crois pas, mais c’est un détail). Je suis à la fois pétri d’admiration pour toute cette connaissance pointue et aboutie, et à la fois totalement angoissé à l’idée de leur parler, parce qu’ils voudront forcément « rentrer dans les détails ». Ça me rappelle un ami chercheur, qui faisait il y a quelques années une thèse sur la structure moléculaire des tas de mousse. Là, si t’es pas amoureux du détail, tu ne peux pas y arriver. Totalement anxiogène. 

Même dans ma grande passion qu’est la musique, je ne m’intéresse pas aux détails. J’aime déchiffrer vite, comprendre vite la structure d’un morceau, apprendre à le jouer, l’enregistrer pour le partager et passer vite à un autre. « Tu devrais travailler ce passage au métronome, c’est pas assez précis ton tempo», de Damien, mon ami pianiste, me plonge dans des abysses de stress. Damien aime travailler au métronome. Dans la précision. Mesure par mesure. Mais enfin ! Même mon cœur ne supporte pas la régularité. Je fais des extracystoles, juste pour pas avoir un battement régulier, qu’est ce que tu veux me faire jouer au métronome...

Et puis en 2020, j’ai rencontré Gustave. Gustave, c’est mon collègue béninois. Un esprit brillant qui comprend assez vite les choses dans les grandes lignes et qui a sans doute cette capacité  assez mystérieuse pour moi d’être un « meneur d’hommes ». Vous savez, ces gens à l’autorité naturelle, qui deviennent à peu près tout le temps présidents, directeurs, et autres gens qui ont besoin de diriger la marche du monde, en tous cas du leur, sans jamais vraiment le comprendre. 

Mais alors en matière de phobie du détail, je suis largement dépassé. Gustave, il n’aime tellement pas les détails que j’ai du développer des capacités de télépathie telles qu’au bout de deux ans, je commence à peine à comprendre ses cheminements de pensée tellement il ne donne absolument - jamais - aucun détail sur rien. 

« Gustave, on a la réservation d’hôtel pour Brazzaville, j’en ai besoin pour le visa?
- on s’en reparle ». 

« Gustave, tu as lu ma note sur les indicateurs de performance, avant que je l’envoie ? 
- je suis à l’aéroport, à plus tard » 

Et puis, cette semaine, à Brazzaville, pour la première fois : 

« Nous allons vous faire un état des lieux de ce que nous avons vu dans votre documentation. Franck, je te laisse la parole pour exposer les détails.»

Et me voilà obligé de « rentrer dans les détails ». 

Cette semaine à Brazzaville, un peu plus tard, comme galvanisé par cette folie du détail, en pleine inspection, je me suis même entendu dire à Gustave : « Gustave, désolé de t’interrompre, mais là je pense qu’il faut qu’on rentre un peu dans les détails ». 

Je l’ai dit. Je me suis même entendu le dire. 

C’est fini. Et c'est forcément un coup de Kinshasa qui a voulu se venger de moi parce que je ne savais pas qu'elle était là, arrogante, et dominatrice, à me regarder de l'autre coté du fleuve, comme pour me dire : "La prochaine fois, rentre un peu dans les détails, petit con". 

LES DÉTAILS M'A TUER. 

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